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Hommage à Mohammed Berrada : Mhamed Dahi

Dans le cadre des jeudis de l’institut du monde arabe ( Grande figure), il a été organisé le 4 décembre 2014 une rencontre en guise d’hommage à l’écrivain Mohammed Berrada.Voici l’intervention de Mhamed Dahi "la noblesse d'écrire"( professeur de la sémiotique et de la critique  à l’université Mohamed V, Rabat) qui a été parmi d’autres intervenants dont Fouad Laaroui, Nadine Descendre, Abdelahad Sebti, Habib Selmi et Youssef Fadel. ( Cet article a été publié dans L’Opinion ( Culture p6) Vendredi 6 Février 2015.  Numéro 17 .571 et l’Opionon ( Culture page6) vendredi20 février 2015 ,numéro17.583)

Je suis très heureux de participer à cette rencontre culturelle consacrée à Mohamed Berrada l’une des figures emblématiques dans le monde arabe eu égard à ses compétences scientifiques et communicationnelles et son itinéraire intellectuel et politique .Il a accumulé au fil du temps une expérience largement  riche et très variée. Ce qui lui a permis d’acquérir un pouvoir symbolique, pour contribuer à forger les concepts de la nouvelle littérature et de la modernité, d’adhérer en tant qu’un intellectuel engagé pour lutter contre le régime autoritaire et traditionnel et viser les valeurs authentiques.

Un parcours aux visages multiples :

Berrada appréhendait,  grâce à ses qualités reconnues, plusieurs domaines dont la critique et la création romanesque ou nouvelliste entre autres :

Il est l’un des critiques les plus connus et les plus influents dans le monde arabe. Il a  contribué à la redéfinition du statut de la littérature arabe moderne tout en utilisant un nouvel arsenal conceptuel inspiré de la nouvelle critique. Il a également élargi le champ de la littérature pour englober les textes qui ont été dénigrés pour des raisons religieuses et linguistiques. Dans ce sens il a intégré le roman dans les cursus universitaires malgré l’opposition acharnée des conservateurs qui le considéraient comme  un divertissement vulgaire  ou un genre bas sans qualité artistique et sans valeur morale. C’est grâce à ses cours et ses publications que le roman a connu à partir de 1980 une étonnante vitalité et devient progressivement la branche la plus vivace tout en se libérant des préjugés qui le frappaient et le méprisaient.

Berrada , dans l’ensemble de ses œuvres critiques ([1]) , est resté fidèle à sa méthode réconciliant entre  l’approche sémiotique ( l’artisticité du texte) et l’approche sociologique (Les valeurs et les visions véhiculées part le texte ). Il s’est volontairement engagé à l’encouragement de jeunes talents  pour  les inciter à écrire le roman,  à retrouver leur identité culturelle et  à améliorer leurs compétences linguistiques et fictionnelles. Il leur a rendu des services  pour  qu’ils puissent  publier   leurs premiers livres dans des éditions bien reconnues.

Il a pratiqué la traduction pour renforcer les liens culturels entre les deux rives arab-occidentales . A cet égard, il a traduit des ouvrages très importants pour  ancrer la nouvelle conception de la littérature au monde arabe et exhorter la génération montante à s’intéresser à la matérialité du texte ainsi qu’à sa forme et sa littérarité au lieu de l’utiliser comme un tremplin pour régler des comptes religieux ou politiques ou d’ établir une relation mécanique entre la vie littéraire et la vie sociale.

Ce qui est frappant dans son itinéraire de traduction c’est ([2])qu’il est resté fidèle à son engagement politique.  Il n’est point un adepte de «   l’approche techniciste » qui met l’accent sur  la forme plutôt que sur le fond.  Mais au contraire, il choisissait les textes qui pourraient susciter des débats sur la diversité culturelle et linguistique, la polyphonie, les formes et les modes de l’écriture… et en même temps qui permettaient de mieux comprendre la condition humaine, d’accéder à l’humain et au cosmopolite et de consolider l’identité transversale.

Berrada a accumulé une expérience fictionnelle très importante en publiant des romans([3])  et des recueils de nouvelles([4]). Il est conscient de son entreprise par rapport à des écrivains qui se ressourcent  de «  l’innocence littéraire » en fonction de la modestie de leur niveau culturel et de leur expérience personnelle dans la vie courante. Il représente le réel en se focalisant sur les itinéraires et les portraits des personnages fictifs qui pourraient résumer l’évolution du Maroc balloté entre l’aspiration à la modernité et son rattachement au passé lointain. Il a recours dans chaque entreprise à expérimenter les nouvelles techniques narratives et fictionnelles ayant pour objectif le renouvellement du récit arabe, l’appréhension du réel sous des angles différents et l’imagination des idéaux suprêmes ( la liberté , la dignité , la justice , l’équité et la démocratie).

Il était un professeur  bien différent dans son genre. Il assurait ses cours en s’appuyant sur les acquis de la pédagogie active. A cette époque régnaient les cours magistraux qui renforcent le rôle du professeur en tant que détenteur et transmetteur du savoir. Ce qu’on appelle péjorativement la réification du savoir ( les contenus d’un apprentissage devraient être transmis aussi fidèlement que possible lors de l’examen ou contrôle )  .La plus part des professeurs dictaient  à l’époques leur cours et ne donnaient la parole aux étudiants qu’à la fin de la séance pour poser des questions. Par contre, Berrada se contente, en suivant la méthode maïeutique ( c'est-à-dire l’art de l’accouchement), de mettre les étudiants en difficulté, de les placer en contradiction avec eux mêmes et de les pousser à construire le cours.

Une grande partie des étudiants se sentaient à l’aise en assistant à ses cours pour des raisons différentes. Outre son sang froid et son esprit ouvert, il n’accaparait pas le savoir,  mais le partageait avec ses étudiants.  Il Leur donnait aussi la parole pour participer au cours  et le construire. Il valorisait leurs attitudes, leurs opinions, leurs points de vue en les incitant à mettre les pieds à l’étrier.  A l’examen, il posait des questions ayant pour objectif de tester la créativité   de l’étudiant et son esprit critique.

Berrada s’est engagé depuis sa jeunesse au parti socialiste marocain pour lutter à réduire les inégalités sociales et culturelles et instaurer la démocratie convoitée. Malgré son adhérence politique, il était conscient de son rôle d’intellectuel  qui l’oblige à garder la distance nécessaire pour évaluer les réformes proposées avec intégrité et honnêteté. Il a publié un roman ( Femme de l’oubli) pour représenter les phénomènes sociaux dûs à l’arrivée du Pari socialiste marocain au pouvoir en 1998. Les premières semaines de l’alternance sont donc entamées dans une sorte d’enthousiasme populaire. Un vent d’ouverture et d’espoir soufflait sur le pays. La presse s’émancipe et les kiosques voient l’arrivée de titres modernes, au ton libre et souvent critique. L’opinion publique s’intéresse petit à petit à la politique et découvre de nouveaux visages, vierges et donc séduisants.  Mais le ciel de l’alternance s’assombrit au fil des mois. Berrada ,  pour le prouver  dans son roman,  s’est concentré sur des personnages fictifs ( des adhérents gauchistes) pour dénoncer leur tendance à l’opportunisme et à  l’individualisme . Ils se sont trompés dans leur mission historique. Au lieu de rester sincères à leurs principes, ils visent à concrétiser leurs intérêts personnels.

 

Le Caire dans la personnalité de Berrada :

Berrada a décidé de poursuivre ses études universitaires au Caire . L’Egypte, à l’époque, était le cœur palpitant du monde arabe et le pôle d’attraction eu égard à ses avancées, par rapport à d’autres pays arabes,  dans les domaines relatifs respectivement à l’enseignement, l’industrie cinématographique, la musique et le débat publique.

L’orient , dans son extrême diversité, s’incarne à l’Egypte vu ses tentatives successives à la renaissance ,sa disponibilité à dissoudre les diverses cultures et traditions dans le même creuset et son pouvoir d’attraction en éveillant chez  les arabes, de différentes nations, des intérêts affectifs et culturels puissants.

Il est difficile de délimiter  le parcours de Berrada en Egypte dans son intégralité et son envergure, c’est pour cela nous nous contentons de citer les points suivants

1-                Son long séjour au Caire ainsi que ses passages fréquents pour de multiples raisons lui ont permis de mieux cerner la littérature égyptienne qui était en vogue et la cible des regards et des intérêts. Berrada a reçu l’enseignement par des professeurs éminents et célèbres ( tel Chaqwqui Dayf, Soheir el-qualamaoui, Taha Hussein , Chouki Ayyad, Abdel-Hamid Younès..). Suivant avec passion les activités culturelles, fréquentait les clubs et les salons littéraires, il renouait des relations avec les sommités de la littérature égyptienne ( comme Mahmoud Abbass Al-Akkad). Le Caire , à l’époque, était le théâtre des débats littéraires et politiques intenses entre les conservateurs de tendance Salfite et les modernistes de tendance libérale ou marxiste.

Tous ces atouts étaient pour Berrada  comme des fenêtres   dévoilant les rituels et les secrets cairote et  comme des tremplins pour renforcer ses compétences linguistiques et culturelles. Ses années d’étude à l’université cairotes affirment sa relation indéfectible à la culture en général et témoignent ses ambitions littéraires et ses talents fictionnels prometteurs.

2-Grâce à l’ambiance culturelle régnante au Caire, Berrada acquiert la compétence nécessaire pour s’aventurer à écrire des nouvelles et participer au concours de Club du récit. Il était «  comme un papillon  attiré par la lumière, tournoyant autour d’elle et cherchant à la pénétrer, faisant durer les jours et des saisons » ([5]).

Berrada revient souvent au Caire pour parachever sa thèse sur les œuvres de Mohamed Mandour  et consulter les références indispensables. Après avoir obtenu la reconnaissance requise, il était invité en tant qu’intellectuel confirmé  pour participer à diverses manifestations culturelles et scientifiques. «  Peu à peu, il acquit la conviction que sa recherche d’ un « nouveau paradigme » pour la critique arabe passait nécessairement par l’analyse et la critique des discours existants » ([6]) . Mandour était , au début, un cas représentatif pour décocher la flèche au discours critique dominant « s’inspirant de l’impressionnisme, du scientisme de Gusatve Lanson, de sainte-Beuve et   Hippolyte Taine, de la critique psychanalytique , des tentatives critiques marxisantes ou la dialectique historique prématurée » ([7])

 Durant ses missions culturelles en Egypte, Berrada faisait preuve de dextérité en manipulant l’arsenal conceptuel de la nouvelle critique littéraire en prenant partie d’écarter la biographie de l’écrivain et de s’intéresser  surtout à ses œuvres .  Prenant appui sur les acquis récents de la critique Berrada entreprend de réfuter le lansonisme arabe  et de renouveler les outils et les concepts opératoires pour rendre compte de l’artisticité et la littérarité du texte .

3-Spéculant sur l’acculturation créatrice, Berrada devient un intellectuel éminent ayant les qualités culturelles convoitées qui lui permettent de se faire remarquer et briller dans le monde arabe.

Au début, il a provoqué les tenants du scientisme  qui considéraient la nouvelle critique comme une hétérodoxie (toute théorie  qui diffère du paradigme dominant). Mais au fur et à mesure, ils commençaient à apprécier les  efforts de Berrada ainsi que ses prestations visant à repenser la notion de la littérature, redéfinir son statut et accélérer son accès au système universel. «  L’étudiant d’hier paie un peu sa dette à l’université et la culture égyptienne » ([8]). En 1973, date qui coïncide avec l’hommage rendu à Taha Hussein suite à son décès , Mohammed Berrada prenait pour la première fois la parole au siège de la ligue arabe en tant que jeune critique plein de ferveur et d’entrain. Il était doté de compétences convoitées qui le qualifient de remettre «  la dette » avec une certaine « gracieuseté » (gratification donnée en plus de ce qu’on doit). Il a analysé les écrits de Taha Hossein, Doyen de la littérature arabe, en empruntant ses outils du structuralisme génétique. Il a attiré l’attention de l’auditoire par la prestation dont il a fait preuve.  Plus tard, cette communication,  aussi bien accueillie qu’admirée, sera publiée dans une revue célèbre « El-Talî’a » ( L’avant-garde ). C’est à partir du colloque sur la modernité organisé par la revue « Fossûl » ( Saisons ) que ses liens avec le champs culturel égyptiens se sont noués et renforcés.

Au fil des années, Mohamed Berrada devient l’un des « motifs associatifs » de la scène culturelle égyptienne qui était alors à un tournant crucial. Il a contribué à l’introduction d’un nouveau dispositif conceptuel et l’ancrage des approches textuelles qui s’avéraient de plus en plus pertinentes et importantes. Ce rôle subi n’était pas facile dans un contexte marqué par l’autoritarisme, l’extrémisme islamique et l’ébranlement des valeurs authentiques. Ce qui nécessite l’engagement de l’intellectuel arabe dans le combat politique pour lutter contre l’idéologie dominante et assoir une culture éclairée et ouverte.

Au terme de ses participations aux diverses manifestations culturelles, il a remis «  le chainon manquant » dans son vrai contexte pour ne pas rebattre les oreilles par des thèmes ennuyeux et des questions tumultueuses. Il  mettait le doigt sur la plaie qui se manifeste dans le problème de la relance de l’action (c’est le thème majeur dans son dernier roman intitulé Loin du vacarme près de la sérénité (2014)). Il ne faut pas se désespérer en manquant de mettre le pied à l’étrier et d’aller au trot. La relance de l’action nécessite, en appréhendant les leçons relatives aux actions trébuchées et jugulées, d’établir «  les conditions de possibilité de la renaissance et du renouveau »([9]). Et cela passe essentiellement par la lutte  pour la démocratie  et la libération du discours.  Le discours arabe était partagé entre les deux. L’un manipule l’histoire et le réel (l’idéologie dominante). L’autre prône la modernité sans avoir les moyens pour reprendre le flambeau et aller de l’avant (l’idéologie ultra-minoritaires).

4- Mohamed Berrada est un écrivain influent dans  le monde arabe eu égard à son autorité et son charisme. Il a contribué, au cours de son parcours intellectuel, à corroborer les liens culturels entre l’Orient et le Maghreb. Il a organisé, à la tête de l’Union des Ecrivains du Maroc, des colloques de haut niveau en vue de rassembler les sommités arabes  et de les pousser à coordonner leurs intérêts communs.  A cet égard on peut  signaler, parmi d’autres, le colloque  retentissant sur «  le nouveau roman arabe » organisé en 1982 à Meknés  . Il a remis en cause la hiérarchie traditionnelle des genres et libéré le roman des préjugés qui le frappaient pour des raisons religieuses et morales.  Les écrivains , dont la majorité sont égyptiens ou marocains, ont pris progressivement conscience de ses qualités propres et l’ont placé peu à peu sur un pied d’égalité avec la poésie.

Dans le même sens, Mohamed Berrada avait le pouvoir de proposer des écrivains marocains pour participer aux diverses manifestations culturelles en Egypte. Il a également aidé d’autres pour publier leurs projets critiques ou fictionnels soit dans des éditions célèbres ou dans le conseil supérieur de la culture .Grâce à ses efforts assidus  et ses écrits pertinents Berrada a joué un rôle déterminant pour la promotion de la culture marocaine  en  élargissant son rayonnement dans le monde arabe.

 Une deuxième renaissance

Paris a ouvert les yeux de Mohamed Berrada sur les acquis de la nouvelle critique et sur les différents courants et tendances littéraires. Il s’est retrouvé dans cette ambiance culturelle parce qu’elle répondait à ses aspirations et ses attentes. Elle présentait pour lui un moyen de se démarquer de la critique dominante au monde arabe et déclarer sa modernité en tant que machine active pour contrebalancer le traditionalisme qui considérait toute nouveauté comme une hétérodoxie.

A cette époque, l’université était le fief des conservateurs qui imposent une tutelle réactionnaire sur les étudiants. Cet état de crise  exige des  intellectuels progressistes de réexaminer  leur relation au champ culturel. Ils étaient contraints, vu le paroxysme de la lutte, de déployer plus d’efforts pour convaincre le récepteur arabe de la légitimité de leurs doléances politiques et de la pertinence  de la nouvelle littérature ou critique. Le combat entre les deux camps ne manquait pas d’importance et d’intérêt eu égard aux enjeux visés. Les uns s’appuyaient sur les réinterprétations passéistes par contre leurs adversaires aspiraient à la modernité et au changement démocratique.

1-Berrada a mené le combat en tant qu’intellectuel engagé ( Affiliation au parti de gauche USFP) et en tant qu’écrivain moderniste pour lutter contre le conservatisme et dissiper les dangers qui menacent  la stabilité  et la sérénité des pays arabes. Le bilinguisme  lui a permis de rester en permanent contact avec les nouveautés littéraires et d’entreprendre la traduction  des œuvres très intéressants. Il était motivé par le pari d’imposer le nouveau concept de la littérature et de renouveler l’arsenal critique.

2 Pendant son enseignement à l’université il a proposé de nouveaux modules, intégrés de nouvelles matières et encadré des centaines d’étudiants. Ses disciples assument la même responsabilité et accomplissent la  même mission dans le but d’ancrer la modernité au sein de la société marocaine. 

Tout le monde apprécie son mandat à la tête de l’UEM. Malgré l’oppression, le manque de moyens et les mesures restrictives, il a pu organiser un grand nombre de manifestations culturelles pour déclencher des débats entre les intellectuels arabes et leurs homologues français sur des sujets d’actualité.

3-Malgré l’hégémonie du structuralisme, Berrada a pris la distance critique à son égard pour rester fidèle à ses engagements politiques et ses entreprises critiques. Il n’était pas ébloui par «  l’approche techniciste » qui tend à autonomiser l’outil d’analyser le texte au détriment de ses finalités. Il privilégie le sens en terme de rapport au monde. Todorov qui se fait aujourd’hui le porte parole de cette conception anti-formaliste insiste sur le fait que la littérature sert d’abord à « nous faire mieux comprendre le monde » et à «  nous aider à vivre » ([10]). La question que se pose Todorov est donc la suivante « Etudie-t-on avant tout les méthodes d’analyse qu’on illustre à l’aide d’œuvres diverses ? ou étudie-t-on des œuvres jugées essentielles en utilisant les méthodes les plus variées ? » ([11]).

Berrada, conscient des risques de légitimer le formalisme russe  et le retour à l’approche strictement morale de la littérature, va plus loin encore et privilégie l’ancrage du sens de la littérature dans la notion de l’utilité sociale. C’est pour cela  qu’il s’attacherait à la spécificité de la forme en  dévoilant ses sens multiples et  en démontrant sa relation au monde ( ses valeurs et ses visions du monde). Il s’inspire, sans surcharger ses analyses par des termes hermétiques, de  Barthes, de Bakhtine, de Goldman pour renforcer dans le monde arabe la nouvelle conception du sens de la littérature. Il s’agirait comme le suggère Todorov de lire les grandes œuvres pour en vivre, enrichir l’esprit et se situer dans le champ multiple de la littérature.

4-Berrada  a entrepris la traduction des œuvres critiques pour faire connaitre aux lecteurs arabes les acquis et les  exploits de la nouvelle critique et contribuer à remplacer les concepts surannés ( reflet, engagement, déterminations sociales et historiques..) par de nouveaux concepts (subjectivisation , dialogisme, polyphonie, sociolectes, fictionnalité).  Il a concentré son attention sur Roland Barthes et Mikhaïl Bakhtine et Lucien Goldman pour les raisons suivantes :

-         Renforcer la fonction de sauvegarde (corriger la fragilité et l’imprécision de la mémoire), d’attestation  (exprimer la certitude vis-à-vis des événements) de littérarité (les spécificités artistiques).

-         Etudier le texte  en tant que pratique signifiante d’une façon immanente sans perdre le contact avec le contexte social.

-         Concevoir le texte comme un espace polysémique où s’entrecroisent les sens possibles ainsi que les énoncés disparates (dialogisme) et les voix   hétéroclites (polyphonie). Ce qui remet en cause non seulement l’unicité du discours mais également celle du sujet parlant.

En guise de conclusion :

On peut réduire le parcours de Berrada aussi riche que varié en quelques mots clefs :

1-Modernité :

En défendant la modernité culturelle, Berrada s’appuie essentiellement sur le genre romanesque en tant qu’outil privilégié pour surpasser, d’une part, les fonctions de propagande ou de justifications fallacieuses. D’autre part pour incarner les signes et les symboles de l’imaginaire populaire et représenter les conflits politiques et idéologiques aigus.  Le roman assume en général, d’après Berrada, une double fonction. «  Il met en question les valeurs dominantes et crée les formes et les modes qui motivent l’imagination et la volonté visant à caractériser ce qui est nouveaux » ([12]).

Dans ce sens, Berrada valorise le roman arabe, qui a été longtemps dénigré,  en lui donnant le statut adéquat pour défendre les valeurs authentiques et concrétiser « cette parfaite convenance des actes aux exigences intérieurs de l’âme » ([13]).

Berrada, refusant avec d’autres écrivains engagés, de se métamorphoser en rhinocéros ([14]) dénonce la démission de la raison et la contagion de la terreur et résiste  désespérément au progrès de l’obscurantisme.

2-Diversité culturelle :

Berrada axe ses écrits sur la diversité culturelle en tant qu’accès à la démocratie. C’est pour cette raison qu’ il défend le plurilinguisme   tout en  combattant l’unicité langagière et idéologique de la classe dominante et en donnant la légitimité aux couches marginalisées et les minorités opprimées. Il est conscient dans sa démarche créative de cette visée de la démocratisation de la culture.  Il représente le langage de locuteur avec art en lui donnant sa résonance et son authenticité à la fois sociale et stylistique. «  C’est pourquoi le discours d’un personnage peut devenir un facteur de stratification du langage, une introduction au plurilinguisme » ([15]).

3-Propagation des valeurs esthétiques :

En luttant dans les divers camps culturels et politiques, Berrada est considéré parmi les précurseurs qui ont procédé  à la propagation de nouvelles valeurs esthétiques au  sein de la société ainsi que la scène culturelle arabe. Ce qui a engendré  l’intégration de nouveaux genres littéraires dans les cursus universitaires et l’incarnation de nouveaux concepts critiques pour rendre compte de la spécificité et la singularité du texte littéraire.

 Les valeurs véhiculées ne présentent pas un jeu verbal abstrait mais  incarnent une nouvelle culture (anti-culture ou la culture alternative) qui entre en conflit avec l’autoritarisme et le traditionalisme pour imposer un nouveau mode de vie et éprouver l’aspiration au changement et au bien-être.

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[1] - Mohammed Mandour et la théorisation de la critique arabe 2005- Questions du roman Question de la critique 1999, Espaces romanesques 2003, Le subjectif dans le récit arabe,2010 , Le roman arabe et les enjeux du renouvellement 2011.

[2] Parmi ses traduction on cite à titre d’exemple : Degré zéro de l’écriture  Roland Barthes 1985, Du discours romanesque  Mikhaïl Bakhtine 1986, Littérature et engagement. De Pascal à Sartre Benoît Denis 2005,L’atelier d’Alberto Giacometti Jean genet 2003, Printemps et autres saisons de J.M Le Clézio1997

[3] - Le Jeu de l’oubli (1987), Lumière fuyante(1994) ,  Comme un été qui ne reviendra plus (1999),  Femme de l’oubli (2002),Vies voisines (2009), Loin du vacarme proche du silence 2013.

[4] - Peau dépecée ,1979 , Amicale du touché et du chuchotement 2003.

[5] -Mohammed Berrada , Comme un été qui ne reviendra pas ,trad de l’arabe par Richard Jacquemond, Le Fennec,2001, p59.

[6] Ibid p62

[7] -Mohammed Berra , Mohammed Mandour et la théorisation de la critique arabe, Le conseil supérieur de la culture, Le Caire, 2005,p3.

[8] - Mohammed Berrada , Comme un été qui ne reviendra pas ,OP ;cit.p 147.

[9]-ibid p151.

[10] - Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Flammarion,2007, p72.

[11] -ibid p 19.

[12] -Mohammed Berrada Question de la critique, Questions du roman, publication de Rabitta (1999),p68

[13] - Georges Lukacs, La théorie du roman, éd Gonthier,1963,p21.

[14] -La soudaine apparition du Rhinocéros  , qui fait allusion à la démission de la raison et la montée du fascisme, dans la ville a provoqué la stupeur et semé la terreur . Tout le monde s’est métamorphosé en Rhinocéros hormis un habitant qui refuse le conformisme.  Voir la pièce théâtral e de l’écrivain roumain Eugène Ionesco, Rhinocéros ,Gallimard 1972.

[15] - Mikhaïl Bakhtine «  Du discours romanesque » in Esthétique et théorie du roman, trad de russe par Daria Olivier, Gallimard, 1978,p153.

الكاتب: محمد الداهي بتاريخ: الأربعاء 25-02-2015 03:22 أ£أ“أ‡أپ  الزوار: 13492    التعليقات: 0

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